Le rap nihiliste : plus dans l’espace que sur Terre

[Le nihilisme (du latin nihil, « rien ») est une doctrine ou attitude, fondée sur la négation de toutes valeurs, croyances ou réalités substantielles. Souvent associé au pessimisme ou au scepticisme radical, le nihilisme nie ou émet des doutes…]

A moins d’une semaine d’une nouvelle élection présidentielle en France, une bonne partie des rappeurs hexagonaux ont décidé de ne pas décider. S’il existait un parti se revendiquant d’un autre système solaire toutefois, ledit parti aurait sans doute les faveurs de grand nombre d’entre eux. Pourquoi fuir la réalité, pourquoi embrasser ces fantasmes ?

 Rien ne change sur Terre (à part les saisons)

Il est difficile de ne pas croire en rien quand rien n’évolue. C’est déjà le constat que faisaient Fabe et Dany Dan en 1995, sur le classique « Rien ne change à part les saisons ». Vingt ans plus tard, le morceau vieillit sans doute beaucoup trop bien, puisque les thèmes de l’exclusion, de l’esclavage moderne ou du racisme ordinaire sont encore traités par une nouvelle génération de rappeurs. Cependant, il n’est plus question de revendiquer un quelconque futur plus radieux, ou d’appeler de manière frontale à l’élévation personnelle des citoyens français. Dans les années 2010, on constate les travers de la société et on choisit ou non de jouer le jeu.

Dans l’esprit noir de S. Pri Noir, changer les « Paramètres » ne passe pas par les urnes.  Sa collaboration avec Rim’K appelle à mener une vie parallèle à celle traditionnellement mis en avant par tout discours bienséant. Le titre du morceau toutefois, rappelle que cette vie là, (la vida de Pablo) est une impasse dans laquelle le futur n’existe pas. S’adonner à cette vie, c’est précisément ne croire en rien, ne rien espérer de mieux.

« No future » est également le titre d’un extrait du dernier album de Georgio (Héra, 2016), rappeur qui avait pourtant interprété « Appel à la révolte » un an auparavant. Le curseur n’est plus sur lui, adolescent rêvant de révolution, mais sur la génération à laquelle il appartient, une génération désenchantée qui regarde ses ainés en craignant le pire pour son avenir…

Changer d’horizon

Pour beaucoup de jeunes personnes de cette génération, l’avenir ne peut se construire en France, et un grand nombre d’entre eux plient bagages pour faire le tour du monde afin de découvrir autre chose que le bitume hexagonal. Les rappeurs les moins fortunés font également ce vœu d’évasion, comme l’a si bien chanté le groupe Triplego cette année (et non pas en 2020) avec le morceau « Cali ». Le temps d’un morceau, Los Angeles et Montreuil ne font qu’un grâce à une production éthérée et rafraichissante.

Booba, quant à lui, est l’expatrié par excellence. Le rappeur du 92 habite désormais à Miami et n’a jamais vraiment cessé d’emmerder l’establishment français (qui le lui rend bien). Le cas de B2O est le symbole de cette idée du vieux monde immuable qu’on ne peut bouger qu’en l’évitant. Quand, dans les années 2000, le peuple avait choisi Booba, les radios lui avaient barré la route et un certain Laurent Bounneau (directeur général des programmes de Skyrock) avait qualifié l’album Temps Mort de « rap du village »… Pour Booba, la France, c’est le vide, y réussir y est inconcevable. Il s’en va et écrit un morceau à ce sujet.

C’est dans l’album D.U.C que Booba commence à intégrer des expressions espagnoles à son phrasé, comme pour faire voyager sa plume. L’exotisme d’Amérique Latine est source de fantasme dans le rap français depuis les premières rimes sur Tony Montana et Scarface, mais quelque chose s’opère véritablement depuis quelques années maintenant : tous les rappeurs français veulent mettre à profit leur LV2 espagnol, à tort ou à raison, et balancent quelques mots et expressions hispanophones ici et là. Attention, on ne parle pas du couplet de Keny Arkana dans « Indignados » et encore moins du couplet de MC Solaar dans « Hasta la vista », mais vraiment d’une tendance probablement née à cause de la série Narcos et du reggaeton, qui a toujours trouvé son public en France. Ainsi, des artistes tels que GradurLartiste ou PNL baladent leurs textes près de belles plages, de cocktails corsés et des locas chicas latinas. Le plus loin possible de la réalité.

Du vide à Namek : le besoin d’ailleurs

S’en aller quand la destination est connue n’est pas un problème, mais la tâche devient plus ardue quand cette destination est résumée par le mot « ailleurs ». Aucune terre n’est utopique alors on l’imagine en musique. L’intro du nouvel album de Benash (CDG, sorti le 31 mars 2017) rêve d’un endroit non-identifié alors que le chanteur Ben L’oncle Soul avait également chanté son souhait de changer d’air en utilisant le même terme.

Pour leur « ailleurs », le groupe lyonnais Lutêce a imaginé un clip où rien ne semble exister, malgré l’envie de partir très loin dans une voiture plutôt chouette. Le clip se termine avec l’image d’un ciel scintillant de millions d’étoiles…

L’ailleurs repousse la notion des frontières et s’attaque à la « dernière frontière de l’homme » selon l’ex-président Américain John Fitzgerald Kennedy. Exit la Terre, le rap extra-terrestre représente l’avenir. Or les extra-terrestres les plus connus et les plus appréciés dans le monde sont bel et bien Sangoku et Vegeta(du manga Dragon Ball Z), tous deux vivant sur Terre un peu indépendamment de leur volonté.

Tous deux viennent d’un endroit où les habitants sont mille fois plus forts, mille fois plus fiers, mille fois plus rapides que sur la normale, bref… Sangoku et Vegeta viennent d’Afrique. Sangoku ne se rend compte de sa différence qu’une fois qu’il a bien grandi, une fois que sa différence saute plus aux yeux de ses amis terriens. Vegeta lui, ayant grandi au bled, a toujours su qu’il était différent, et sa fierté bien à lui le lui rappelle sans cesse.

Cette fierté primaire en Végéta inspire les personnages de PNLAdemo et NoS ne se sentent pas chez eux en France car leur réalité n’est pas celle qui est médiatisée. Les deux frangins se retrouvant toujours seuls, leur instinct primaire se dévoile, celui d’extra-terrestres aux voix robotiques, aux mélodies martiennes et à la prose désenchantée.

Cette affiliation à un monde extra-terrestre s’explique également par la prise de risque artistique. On utilise souvent l’expression « univers musical » pour décrire un chanteur, et les projets considérés comme inclassables sont parfois appelés « OVNI ». C’est en jonglant avec ce champ lexical qu’un artiste comme Kekra se crée cette identité d’extra-terrestre solitaire, un peu fou et terriblement dangereux ! Dans l’univers Dragon Ball Z, Kekra ressemblerait plus à Broly qu’à Sangoku. Lui et le groupe PNL ont compris que sur Terre, « il vaut mieux être un guerrier dans un jardin qu’un jardinier dans un champ de guerre » et usent de leurs super pouvoirs musicaux pour surnager en eau trouble.

Enfin, marqué par la cruauté inexplicable de l’être humain, Disiz nie à son tour son identité Terrestre sur « Autre espèce », extrait de son album à venir, Pacifique. Là aussi, les voix distordues et le clip aident le MC dans sa métamorphose et dans sa recherche d’un monde qui correspondrait plus à ses idéaux de paix.

Il ne reste plus que quelques jours avant le premier tour des élections présidentielles, le moment du choix devient de plus en plus crucial, mais aucun parti nihiliste ne s’est présenté. Encore une fois, une partie des potentiels votants ne sera donc pas représentée…

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